Ville morte (la) [jewel_box]

Difficile d'imaginer plus opposées comme mises en scène que celle donnée à la Bastille il y a trois ans et celle objet de la présente captation de 2010 en Finlande.

A Paris, la scène immense laissait voir un appartement vide et froid. Marie, la femme idéale, idéalisée, inaccessible parce qu'à la fois morte et rêvée, n'y faisait que de fugaces apparitions nichées au loin, tout au fond de la scène, voire intégrées de façon saisissante à de quasi-tableaux vivants.

La production finlandaise de Kaspar Holten fait au contraire de Marie, le fantôme et la morte, le personnage central et muet de l'histoire qui se déroule. Omniprésente sur scène, interagissant avec son mari Paul qui lui parle et la voit sans cesse puis envoyant des signes à sa rivale Marietta qui tente de lui ravir son amour resté fidèle, elle se meut dans un appartement transformé en tombeau. Le sol y est encombré de souvenirs, les murs recouverts d'immenses bibliothèques et d'étagères qui courent jusqu'au plafond. S'y entassent une myriade de portaits et de babioles qui sont là pour rappeler les jours heureux passés en la compagnie de cette femme qui n'est plus. Le lit nuptial, qui deviendra au fur et à mesure que l'intrigante Marietta prendra ses marques, le lieu symbolique du combat pour la vie qui se joue sous nos yeux, y tient une place centrale. Il interpelle et appelle le regard comme pour rappeler qu'il est anormal que cet homme encore jeune, beau et riche, Paul, reste seul, l'âme tournée vers une défunte alors que tant de femmes jeunes, belles, insouciantes et à la recherche d'un beau parti seraient susceptibles de lui rappeler les doux plaisirs de la vie.

Grâce au jeu des éclairages, à un plafond qui rend encore plus étouffant la mise en scène et à un panneau en fond de scène qui s'entrouve pour laisser voir des vues en contreplongée de la ville, les différents climats dans lesquels évoluent les esprits et les doutes des personnages sont merveilleusement rendus. Le livret qui entretient une constante ambiguïté entre le rêve et l'éveil jusqu'à son coup de théâtre final y est du coup superbement illustré. C'est la grande réussite de cette production qui éclaire la folie de plus en plus évidente de Paul, avant la musique finalement.

Côté interprétation, nous serons un peu plus sur la réserve. Camilla Nylund rate son entrée et les premières minutes, flottantes, chantées dans un manque presque total d'assurance, laissent craindre le pire. Heureusement, la cantatrice se reprendra assez vite et sera même capable de nous tirer des larmes lors de son air célèbre. Elle y campe une femme qui ne sait que jouer de ses charmes pour parvenir à ses fins mais déboussolée par un homme qui ne cesse de lui renvoyer des signaux contradictoires, capable d'osciller entre deux passions, celle du présent, celle du passé et de la mort. Notre réserve sera plus grande vis-à-vis de Florian Van Vogt. Tout cela est fort bien chanté mais toujours dans le même style et avec un timbre de voix qui ne m'apparaît pas traduire la psychologie profonde du personnage. Les seconds rôles de Markus Eiche et Sari Nordqvist sont quant à eux excellents.

Mikko Franck dirige avec allant l'orchestre de l'opéra national de Finlande même si celui-ci tarde à déchaîner les passions et la violence que la partition de Korngold recèle.

Bref, tout cela en fait une version fort intéressante mais qui, musicalement, ne remet pas en cause la discographie.

Les décors,les costumes,les jeux de scene et les choix particuliers du metteur en scene(presence de l'épouse morte tout au long du spectacle) sont appréciés.En plus les roles principaux sont excellement chantés meme si K.F. VOGT a un timbre particulier mais qui convient bien au personnage.C NYLUND est ici encore merveilleuse et représente parfaitement les sopranos de son pays. Il faut voir ce spectacle d'autant que KORNGOLD enfant précoce n'a produit que ce magnifique opéra.

Il n'y a pas grand choix pour cet opéra que je voulais découvrir en DVD et j'ai trouvé cette version tout à fait remarquable : la cantatrice a parfois un peu de vibrato mais son interprétation est tout à fait convaincante car elle bouge avec beaucoup d'aisance ; quant à James King, il fait transparaître dans ce rôle difficile car à tessiture généralement très haute une grande maîtrise vocale et surtout beaucoup de sensibilité.
La mise en scène est en adéquation avec l'histoire sans incongruité (et c'est ce que je demande à une mise en scène d'opéra).
Bref, vous pouvez acheter sans crainte.

Korngold, enfant surdoué, avait 23 ans lorsque son opéra Die Tote Stadt fut créé triomphalement à Hambourg en 1920. Fuyant le nazisme, il partagea ensuite sa vie entre l'Europe et l'Amérique, où il devint célèbre pour ses musiques de films (notamment ceux avec Errol Flynn) jusqu'à sa mort en 1957, à Hollywood, à l'âge de 60 ans.
Götz Friedrich enregistre en studio, avec la complicité du Deutsche Oper de Berlin, une version gothique très proche des contes d'Edgar Poe : appartement-sanctuaire très sombre des 1er et 3ème actes, place de Bruges au 2ème, avec façade de couvent, et plan d'eau morte dans une nuit grise et plate. Curieusement, on retrouvera de nos jours cette atmosphère lugubre dans certains films de Tim Burton, par exemple.
Marietta, la danseuse qui débarque à Bruges avec sa petite troupe de comédiens-saltimbanques, vient troubler la vie de Paul, un veuf qui vit retranché chez lui, dans le souvenir morbide de Marie, sa femme défunte, avec rideaux tirés sur la ville, natte de cheveux de sa femme dans un bocal transparent, et portrait grandeur nature en robe blanche lumineuse en haut de l'escalier. Si Paul a invité Marietta chez lui, c'est qu'elle ressemble étrangement à Marie. Les souvenirs se raniment dans la tête de l'homme au son d'une ancienne chanson, qu'elle fredonne d'abord avant qu'il ne se joigne à elle.
Mais le 2ème acte verra le fantôme de la vision de Marie se déchirer : Marietta est une femme de chair et de sang et, sur la place déserte, elle danse et s'amuse avec ses soupirants et ses danseuses, dans une ambiance très "carnaval à Venise". Paul la surveille en cachette et fait irruption, excédé, en l'accusant de toutes les perversités.
Revenu chez lui avec Marietta, Paul, qui a succombé au péché, et détruit ainsi la pureté éternelle de son amour pour Marie, se laisse envahir par l'extase des cantiques issus de cette ville mortifère et se repait d'images de flagellations. Alors que Marietta essaie de le ramener à l' amour vrai et charnel qui est l'essence même de sa vie, Paul, au bord de l'hallucination, saisit la natte-fêtiche de Marie et l'étrangle avec. De nouveau seul, on le retrouve dans son attitude frigide du 1er acte, comme si rien ne s'était passé, et que Marietta pouvait réapparaître, en robe blanche, avec le même air enjoué, comme lors de leur première rencontre. Paul comprend alors qu'il n'a que deux solutions pour sortir du tombeau où il s'est enfermé : partir de Bruges, ou se suicider....
Tout, dans cette production, est d'une pertinence extraordinaire : le raffinement des décors et des costumes, le refus absolu de la vulgarité (comme on la voit trop souvent dans le divertissement du 2è acte) et la psychologie des attitudes et des accessoires (la robe blanche, les roses rouges, le costume noir de Paul). James King est hallucinant de vérité dans son rôle de bourgeois étriqué et moralement détraqué. Karan Armstrong est vive, pleine de vie et de compassion aussi pour cet amant qui ne veut voir en elle que le reflet de sa femme défunte. Dans la tessiture très tendue de leurs rôles, leurs voix s'accordent à la perfection. Et William Murray chante parfaitement la chanson de Pierrot sur la place de Bruges. Ajoutons à celà un orchestre très présent. dirigé de main de maitre par Heinrich Hollreiser.